Il y a écologie et écologie
À la base, l’écologie est une démarche scientifique apparue dans la seconde moitié de 19e siècle qui étudie l’interaction des êtres vivants entre eux et avec leur milieu de vie [1]. Mais au tournant des années 70 est née une écologie dite politique qui, elle, tend à dénoncer la société de consommation comme source d’épuisement des ressources, de pollution et de destruction des espèces et de l’environnement naturel. C’est à partir des années 80 que l’on commence à parler de « réchauffement climatique » dû à l’activité humaine.
Il est bien évident que celle qui ne fait pas recette, ce n’est pas l’écologie scientifique, mais l’écologie politique, celle qui entend modifier nos modes de vie pour préserver les ressources de la planète, éviter un changement climatique préjudiciable à notre bien-être sur Terre et protéger la faune et la flore de la planète. Y compris nous !
Je me souviens qu’en 1970, alors que je commençais mes études de Sciences Économiques à la faculté Paris II, rue d’Assas, le MIT (Massachusetts Institute of Technology) avait publié le fameux rapport Meadows qui prédisait que les ressources de la planète s’épuiseraient rapidement si on continuait à les consommer au même rythme effréné. Le rapport préconisait donc une « croissance zéro ».
Nous étions quelques années à peine après Mai 1968. À l’époque, les étudiants se montraient très critiques à l’égard du modèle économique qu’on leur proposait. Les étudiants de Nanterre, plutôt issus de milieux aisés, voyaient s’étaler sous les fenêtres de leur faculté flambant neuve le grand bidonville de Nanterre où s’entassaient les ouvriers immigrés venus d’Afrique du Nord. Ils se disaient que quelque chose ne tournait pas rond. Il était nécessaire de faire une pause et de réfléchir à notre modèle de société.
Malheureusement, la réflexion tourna court. Les syndicats se mêlèrent au mouvement et obtinrent une augmentation du SMIC pour pouvoir consommer plus ! et les étudiants, dégoûtés de ne pas avoir été entendus, se réfugièrent dans les excès de décibels, de sexe et de drogue.
Et puis, en 1973, vint le premier choc pétrolier. Les pays producteurs de pétrole réunis au sein de l’OPEP augmentèrent le prix du baril et cela provoqua immédiatement un ralentissement général de la croissance. Le chômage s’envola, des restrictions apparurent (l’introduction des fameuses heures d’hiver et d’été), et on constata grandeur nature, si j’ose dire, ce que pourrait donner la « croissance zéro » du rapport Meadows. Toute une génération de baby boomers considéra donc que la croissance, ce n’était pas si mal que cela. Elle enterra ses idéaux de Mai 1968 et rentra dans le rang, participant même pour beaucoup dans la dérive économique qui a suivi.
Aujourd’hui, d’ailleurs, les jeunes générations, celles qui sont nées au début des années 90, ont tendance à reprocher leur aveuglement aux baby-boomers, devenus entre temps papy-boomers. Elles les accusent d’avoir pourri la planète et compromis leur avenir. Les papy-boomers sont un peu gênés car, eux qui ont grandi dans les années 50 et 60 savent bien d’où l’on vient et tous les progrès dans le confort, la santé, la durée de vie (et même la taille) que la croissance économique a permis. Mais les jeunes générations n’ont pas connu cet « avant » et ne voient plus que les inconvénients de la société de consommation.
Les papy-boomers ne sont pas obtus et comprennent bien que la direction prise nous conduit dans le mur. Mais pour autant, le réflexe écologique ne les impacte pas massivement. Au contraire, ils achètent à tour de bras des SUV, sont les champions des voyages en avion, sautent sur les derniers objets connectés, réclament de la neige en montagne même quand il n’y en a pas, mangent de la viande deux fois par jour, etc. Bref, tout ce qui nous conduit à la catastrophe. Ils s’en moquent ! « Après nous le déluge » semblent-ils penser !
Heureusement, il y a les jeunes. Après tout, c’est leur avenir qui est en jeu ! Leur survie même ! Force est de constater que si leur conscience écologique est évidente, le passage à l’acte manque d’enthousiasme. La plupart adoptent les mêmes comportements que leurs parents : SUV, avions, iPhone, sports d’hiver et viande à tous les repas… !
Certes, il y a de belles initiatives, une prise de conscience, mais faute de consensus dans la population, la consommation est toujours au centre de notre mode de vie.
Les velléitaires
Vous avez certainement des amis qui se disent très concernés par l’écologie et qui vous en parlent à longueur de dîners en ville. Sauf qu’ils ne font pas grand-chose. Pourquoi ne passent-ils pas à l’acte ?
Ils me font penser aux personnes qui lisent quantité de livres sur la spiritualité ou le développement personnel et qui n’appliquent pas un mot de leurs lectures.
Même phénomène dans l’alimentation. N’êtes-vous pas frappés de voir certains de vos amis incollables sur la diététique, la valeur de chaque aliment, les bonnes combinaisons.. et qui continuent de mal manger ?
Et puis il y a ceux, en début d’année, qui disent : je vais faire du sport, je vais vider mes placards, je vais arrêter de fumer, de boire de l’alcool… On sait où finissent ces bonnes résolutions... dans l’oubli.
Toutes ces personnes sont en fait des velléitaires. Ils savent ce qu’il faudrait faire, ils sont parfaitement informés, ils ont tout lu sur le sujet, mais ils ne font rien. Pourquoi ? L’une des raisons est peut-être à chercher du côté de la résistance au changement. Quand une habitude est bien ancrée en nous, difficile d’en changer. L’autre raison est sans doute liée au peu de pouvoir qu’ont la plupart des individus sur eux-mêmes. Ils ont un mal fou à résister aux tentations. Quelle que soit la raison, l’écologie pâtit de cette inaction.
Mais comment forcer les individus à passer à l’action ? Il y a deux thèses qui s’affrontent, celle des économistes qui pensent que c’est en augmentant les prix qu’on réduira la « mauvaise » consommation. Mais on a vu le résultat avec la taxe carbone et les gilets jaunes. De plus, la régulation par les prix a pour inconvénient de « pénaliser » les moins riches. Et il y a la thèse des scientifiques qui pensent qu’il faut réduire les quantités disponibles, par exemple, attribuer à chacun un nombre maximum de voyage en avion par an, etc... Aucune n’étant satisfaisante, on compte en fait sur la prise de conscience individuelle...
Une erreur de communication
Trois éléments principaux expliquent que l’écologie a du mal à s’imposer. Mais avant de les envisager tour à tour, il me semble qu’à la base de ce « désamour » il y a une erreur de communication. Depuis des années, les messages écologiques sont centrés sur l’idée de sauver la planète ! Nos gestes au quotidien, nos nouvelles habitudes, nos renoncements éclairés, auraient pour but de garantir la survie de la Terre, laquelle survie serait menacée par l’homme ! Quel orgueil !
Petits rappels essentiels.
La Terre existe depuis environ 4,5 milliards d’années. Il est prévu qu’elle soit « happée » dans 5 milliards d’années lorsque le soleil sera transformé en naine rouge et absorbera tout son environnement. On pense que la vie sur Terre pourrait disparaître plus tôt, dans un milliard d’années, à cause de la baisse de la teneur en oxygène dans notre atmosphère [2].
Autant dire que la Terre a encore de belles années devant elle ! Qu’on arrête de manger de la viande ou pas !
Par ailleurs, la Terre, depuis l’origine, a connu déjà 5 extinctions massives d’animaux [3], dont celle qui a détruit les dinosaures notamment, permettant à l’homme d’apparaître… Une sixième extinction est en cours du fait de l’homme…
Autrement dit, la Terre ne nous a pas attendu pour jeter à la poubelle tout ce qui vivait à sa surface. Et elle a survécu à ces grands carnages ! Je trouve que c’est faire preuve d’un orgueil inouï que d’imaginer que nous, petit homo sapiens sapiens, avons la capacité de détruire la planète, ou de la sauver ! Même si l’homme déclenchait la bombe atomique, certes, il y aurait des dégâts, mais on ne doit pas oublier que la Terre a été percutée par une planète de la taille de Mars — excusez du peu — pratiquement au début de sa vie, et cela a donné la Lune !
Autant dire que la Terre a une capacité de « résilience » comme on dit maintenant telle qu’elle peut s’accommoder des méfaits de l’homme. Elle survivra ! En fait, il ne s’agit pas de sauver la planète, mais bien de sauver l’humanité.
Mais pour une raison mystérieuse, on n’a pas voulu utiliser cette expression. Sans doute parce qu’on l’a jugée trop terrifiante. On a donc eu droit à des quantités de messages qui nous demandaient de « faire un geste pour la planète ». D’ailleurs, toute la communication sur l’écologie utilise l’image de la planète. Mais en fait, ce qu’on veut protéger, ce n’est pas notre planète, c’est l’état de la planète qui permet la survie de l’humanité. Bien sûr, dans les messages, c’est sous-entendu, mais pourquoi ne pas dire franchement que l’humanité est en danger et que c’est elle qu’il faut sauver.
Or la plupart des gens se moquent de la planète. On verra pourquoi plus bas. Je suis sûr que dans votre entourage, la quantité de personnes qui se soucient du sort de la planète se compte sur les doigts… d’une main. C’est ainsi, les messages ciblant la survie de la planète plutôt que celle de l’humanité ont tué l’écologie.
Finalement, je me dis que notre sort aura été scellé par des communicants maladroits ! Je pense que si on avait dit franchement les choses — « Il faut sauver l’humanité ! » — l’écologie aura sans doute eu plus d’impact.
Une dissonance profonde
Pourquoi n’a-t-on pas voulu appeler un chat un chat et a-t-on parlé de « sauver la planète » alors que c’était la survie de l’humanité qui était en jeu ? Eh bien, parce qu’il ne fallait pas tuer le business !
L’idée, en parlant de sauver la planète, était de déclencher une conscience écologique, sans pour autant bouleverser le système économique. Or on sait que les gens consomment moins s’ils sont inquiets. Dans les périodes de trouble ou d’incertitude, les agents économiques réduisent leurs dépenses. Il fallait donc gagner du temps, continuer à mener une politique de consommation non seulement pour maintenir les revenus de chacun, mais parce que la reconversion de l’économie, le développement d’énergies renouvelables, la mise au point de nouvelles façons de faire — tout cela allait coûter terriblement cher. Il fallait donc continuer à consommer, consommer, consommer… pour sauver la planète !
Car la première cause du manque d’impact des idées écologiques est pour moi la dissonance entre les discours.
D’un côté on nous dit que nous épuisons nos ressources avec notre consommation effrénée, de l’autre, on ne cesse de nous inciter à la consommation. Pire, dès que le taux de croissance (c’est-à-dire le volume de consommation) diminue, tous les experts viennent à la télévision, avec leur mine des mauvais jours, en nous annonçant le pire : récession, chômage, baisse des recettes fiscales, baisse du niveau de vie.
Pendant la pandémie de covid, à cause des confinements et de l’inquiétude ambiante, les ménages les plus aisés ont épargné beaucoup d’argent (175 milliards d’euros sur deux ans). Et tous nos experts de venir dire dans les médias que cet argent devait maintenant être dépensé ! Pas question qu’il reste à dormir dans des comptes en banque ! On paie les gens pour qu’ils consomment, pas pour qu’ils remplissent leur bas de laine d’argent inutile. Pourtant, de l’argent épargné, c’est de la pollution en moins, c’est de l’empreinte carbone en moins, c’est du plastique en moins, c’est des déchets en moins… Alors ? Quel message on nous délivre ?
Cela ne serait pas dramatique si notre consommation était devenue vertueuse, mais elle n’a pas beaucoup changé de structure. On consomme toujours beaucoup de produits fabriqués très loin, le plus souvent en Chine, qui ont donc une importante empreinte carbone… On consomme toujours autant d’emballages plastiques… les rayons des shampoings et des gels douche des supermarchés le prouvent de façon effrayante !
Nous continuons d’être inondés de publicités qui nous incitent comme jamais à consommer des choses pas très utiles (les choses utiles n’ont pas besoin de publicités !). En fait, la présence de la publicité dans nos vies n’a jamais été aussi importante !
Car elle est devenue une source de revenus et même de fortune pour les acteurs économiques. Autrefois, la publicité était censée permettre à un média gratuit de survivre, mais aujourd’hui on est au-delà de la survie ! Les fortunes d’un Mark Zuckerberg, le patron de Meta, la société qui regroupe Facebook, Instagram, WhatsApp ou d’un Elon Musk qui vient d’acheter Twitter, viennent en partie de la publicité à outrance. Il ne s’agit plus seulement de couvrir ses frais, mais bien de faire fortune.
À partir du moment où relayer les messages publicitaires sur son application, son blog, son site Internet, sa radio, sa chaîne YouTube ou de télévision, son journal ou son magazine, est source de profit et non plus seulement une source de recette pour couvrir ses frais, la bataille contre la consommation effrénée n’est pas gagnée !
Il y a bien une dissonance entre les discours. On veut nous inciter à réduire la consommation de ressources et à réduire notre empreinte carbone, et dans le même temps, on sature notre espace mental de messages nous incitant à acheter des choses inutiles !
Les gens se disent, au fond, si on continue à nous inciter à consommer, c’est que la situation n’est pas si grave que cela. Les écologistes sont des rabat-joie qui nous inquiètent pour rien !
Cette dissonance entre les discours paralyse l’action et retarde la prise de conscience réelle. Les messages de l’écologie sont rendus inaudibles, étouffés par le vacarme de la publicité et les injonctions occultes à consommer.
Le monde merveilleux de la publicité
Vous avez sans doute remarqué qu’il existe un contraste frappant entre le monde de la publicité et le monde réel. C’est exprès ! Il ne vous aura pas échappé que les programmes de la télévision sont essentiellement composés de séries policières qui déversent sur nos esprits des tombereaux de cadavres tués dans des circonstances plus atroces les unes que les autres, et de journaux télévisés qui nous distillent au quotidien des nouvelles chaque jour plus anxiogènes. Certes, il faut bien qu’il se passe quelque chose de dramatique dans une fiction, et les trains qui arrivent à l’heure ne font pas un titre de journal. Certes.
Mais cette alternance de choses horribles et de publicité a une fonction bien précise, savamment orchestrée : faire de la marque un refuge. Dans ce monde inquiétant aux mille périls, qui ne vous veut que du bien ? La marque. Dans ce monde terrifiant, qui est rassurant ? La marque.
D’ailleurs, ne parle-t-on pas de « pause publicitaire » ? L’animateur vous annonce souvent « On marque une pause et on revient ». Une pause dans quoi ? Dans le déversement d’horreurs ! Arrivent alors les spots publicitaires dont le visuel s’inspire de celui des dessins animés et des parcs d’attraction comme Disneyland Paris.
Bref, tout est fait pour que, dans un monde dangereux, la consommation apparaisse comme un refuge ! L’avenir de l’humanité vous inquiète ? Consommez !
Le bonheur est dans la consommation
Car, en fait, sans la consommation, toute notre société s’effondre. Pas seulement pour des raisons économiques, mais aussi — c’est plus grave — pour des raisons psychologiques.
Notre société est basée sur un subtil équilibre entre le travail et les loisirs. La plupart des gens n’aiment pas leur travail. Le plus souvent, ils ne l’ont pas choisi. La phrase qui revient tout le temps dans leur bouche est « Je n’ai pas eu le choix ». Toutes les enquêtes d’opinion montrent que depuis des années, les salariés perçoivent de plus en plus négativement leur travail. Il ne leur plaît pas, les conditions de travail ne sont pas bonnes, la hiérarchie n’est pas stimulante — quand elle n’est pas humiliante —, les conditions de transport (trains et métros bondés, embouteillages) mettent les nerfs à rude épreuve, et des efforts supplémentaires sont chaque jour demandés alors que le salaire, lui, stagne.
Que fait alors le salarié pour ne pas se jeter par la fenêtre ? Il consomme ! Il s’offre des petits plaisirs, un restaurant, un MacDo avec les enfants, un joli téléphone, un bel SUV, des vacances au bout du monde, une toile, un concert.
Beaucoup de jeunes pratiquent le binge-drinking, une alcoolisation ultra rapide, pour oublier. Les adultes en font autant. Le but est d’oublier ! Le lundi est une hantise, dès le mardi on pense au vendredi. On calcule ses RTT, les ponts des jours fériés. On attend avec impatience les vacances… et la vacance suprême, la retraite ! Pas touche à la retraite qui est comme la facture que la société doit payer à chaque individu en échange de son renoncement au bonheur pendant quarante-trois annuités !
Comment se fait-il que la consommation de drogues de toutes sortes a explosé [4] ?
« Les Français sont des champions de la consommation de médicaments et notamment de tranquillisants. La consommation française de tranquillisants représente 136 millions de boites par an, soit 4,25 boites par seconde ! » [5]
À quoi voulons-nous échapper par la drogue, l’alcool, les tranquillisants et la consommation frénétique ? À la vie qu’on nous propose et qui ne nous convient pas. Et il faudrait renoncer à tous ces plaisirs pour sauver la planète ?!
La consommation est donc vécue comme une compensation à un travail subi. On l’a vu au moment des confinements : les gens pouvaient aller travailler ; en revanche, toutes les compensations étaient supprimées : restaurants, cinémas, théâtres, musées, commerces « non essentiels ».
Non essentiels ! Mais si ! Pour la plupart des salariés, ces commerces étaient essentiels car ils leur permettaient de compenser une vie qui ne leur convient pas. La fermeture de ces commerces a été vécue comme une punition, une double peine.
Comment un discours écologiste qui incite à la « sobriété », à une autre consommation a-t-il la moindre chance d’être écouté dans ces conditions ? Tant que le travail ne redeviendra pas un plaisir pour les salariés, ils chercheront toujours des compensations dans les achats compulsifs.
Le discours écologique, qui vise à réduire la consommation et à la réorienter n’a aucune chance de faire recette si le travail est vécu comme une punition. Car alors, l’écologie est perçue elle-même comme punitive ! C’est le travail qui l’est, en fait, mais comme les salariés ne peuvent pas en changer, ils ne veulent pas que l’on touche à leur consommation. Puni une fois, pas deux.
Il est regrettable qu’on en soit arrivé là. Autrefois le travail avait une valeur, il était apprécié. Pourtant, il pouvait être très pénible, comme le travail dans les fermes ou à la mine, mais quelque chose, le sentiment sans doute d’une utilité sociale, faisait que les hommes et les femmes allaient au travail en chantant. « Grâce à nous, vous avez de quoi manger ». « Grâce à nous, vous avez de quoi vous chauffer ». Aujourd’hui, non seulement le travail est divisé, éclaté, mais sa finalité ne paraît plus évidente. L’intérêt collectif du travail a quasiment disparu et les salariés ont l’impression d’aller travailler non pas pour le bien-être de leurs concitoyens mais pour enrichir des actionnaires.
Du coup, pour ne pas devenir fous, ils consomment. Et curieusement, ils ont l’impression que la vie c’est ça ! Les gens qui voient leur pouvoir d’achat diminuer disent « On ne vit plus ». Vivre, c’est consommer. Le fait de travailler ne compte absolument pour rien dans le fait d’avoir une vie pleine et épanouie. Non, la vie est hors du travail. La vie professionnelle n’est plus perçue comme une voie de l’épanouissement individuel.
Comme désormais la société entière est organisée autour de ce système de compensation travail inintéressant-consommation, les gens ont l’impression que la vie c’est ça. Travailler la semaine et dépenser son salaire le soir et le week-end. Dans ces conditions, le discours écologiste est inaudible. Il semble ne concerner que des gens qui ont un travail agréable, choisi, valorisant. Et encore, même ceux-là vont chercher des compensations dans la consommation ! Car même chez les cadres supérieurs, le travail n’est pas rose !
Consommer fait du bien. Certains sont même atteints (quand leurs moyens le leur permettent) de « fièvre acheteuse » selon l’expression si judicieuse. Leur vie leur inspire un tel dégoût qu’il ne se sentent vraiment exister que quand ils passent à la caisse. Ensuite, le produit va finir dans un placard, à la cave, à la poubelle ou sur le Bon Coin. Faire les courses s’apparente à une sorte de thérapie pour supporter l’existence. Si cela ne touchait que quelques individus, mais en fait, la plupart de nos concitoyens sont atteints !
Et bien sûr, dans cette situation, vers quoi va-t-on se précipiter ? Vers les fruits et légumes ? Non, bien sûr, vers le gras et le sucré ! Et où les trouve-t-on en abondance ? Dans la nourriture industrielle ! Et voilà ! L’économie crée le problème et son remède. Remède à court terme, car à long terme, on passe à côté de la démarche écologique.
Voilà pourquoi on parle d’écologie punitive. L’écologie veut nous priver de tout ce qui nous aide à supporter l’insupportable de nos vies.
Je consomme, donc je suis
La société actuelle est gouvernée par des marchands. Le commerce règne en maître sur le monde et fait passer son intérêt avant toute chose. De sorte que les individus ne sont plus considérés que comme des consommateurs.
Il y a longtemps qu’ils ne sont plus des citoyens. Leur vote compte peu puisque de toute façon la politique est décidée par les marchands. D’ailleurs, ils désertent les urnes. Ils ne sont plus des individus libres. De plus en plus, leur comportement est contrôlé, des radars testent leur vitesse sur les routes, des caméras filment leurs allées et venues dans la ville, des algorithmes scrutent leurs préférences quand ils surfent sur Internet, leurs téléphones enregistrent leurs moindres déplacements. Dépouillés de leurs droits civiques, cernés de tous côtés, ils n’ont plus qu’une liberté, celle de consommer. Une liberté très encadrée par la publicité, mais une liberté quand même, la dernière.
L’individu d’aujourd’hui appartient de moins en moins à une communauté religieuse, il est de moins en moins syndiqué, il ne participe plus à la vie politique au sein d’un parti. Il se replie de plus en plus sur sa sphère privée et la consommation devient le moteur de la relation familiale ou amicale.
La conséquence de cette redoutable évolution est que s’il est privé de consommer, comme ce fut le cas pendant la pandémie de la covid-19, l’individu perd sa raison d’être. Son identité, désormais, se résume à sa consommation. Elle lui permet d’afficher son statut social, sa personnalité, son appartenance à telle ou telle sphère, son âge même. Il la considère comme étant la constituante essentielle de sa vie et même de son être. On a en mémoire la joie de ces consommateurs qui ont réussi à acheter le dernier iPhone ! Ils sont applaudis par les employés du magasin et par les acheteurs qui font la queue avec le même enthousiasme que s’ils venaient d’accomplir un exploit sportif, de remporter un combat social ou de créer une œuvre d’art ! Avoir c’est être.
André Malraux avait créé les Maisons de Jeunes et de la Culture pour inciter les jeunes à pratiquer un art, un instrument. Le gouvernement de l’époque cherchait à développer la créativité et la curiosité intellectuelle des citoyens. Rien de tout cela aujourd’hui, la culture est devenue du divertissement. On n’incite pas à la pratiquer mais à la consommer.
Plus tard, Jack Lang a inventé la Fête de la musique, avec l’idée d’inciter les citoyens à jouer d’un instrument de musique. Les premières éditions créèrent une joueuse cacophonie dans les rues. Plus rien de tout cela aujourd’hui. Désormais, la Fête de la musique est l’occasion non pas de jouer de la musique mais d’en consommer, en buvant de la bière dans les cafés.
Peu à peu l’individu est amputé de toutes ses dimensions et la société n’en retient plus qu’une. Dans ces conditions, comment l’écologie, qui veut le priver de tout ou partie de la seule dimension qui lui reste, pourrait-elle trouver grâce à ses yeux ?
L’homme hait la nature
Mais il y a encore plus grave. L’essence de l’homme n’est pas de respecter la nature. Tous les appels qui vont en ce sens sont voués à l’échec. Toute l’esthétique de l’écologie, avec ses images baignant dans le vert, les arbres, les plantes, les vastes étendues herbeuses, tout cela tombe à côté de la plaque. Car l’homme n’aime pas la nature. Il la hait, même. Et depuis l’origine. À part peut-être quinze jours en vacances.
L’homo sapiens a très vite compris qu’il était un animal à part, au-dessus de tous ceux qu’il côtoyait ! Il a commencé à en domestiquer certains, à les réduire en esclavage en fait, pour se nourrir ou pour lui fournir l’énergie nécessaire à ses travaux. Quant aux plantes, même punition, il les a asservies dans les champs. Asservies et sélectionnées, triées, modelées à son goût et selon son bon plaisir.
On a une image idyllique de l’agriculture, mais en fait, l’agriculture a défiguré la nature. Et franchement, les agriculteurs n’ont jamais eu la fibre écologique. À grands coups de pesticides, d’engrais et de moissonneuses-batteuses, ils ont dénaturé la nature. Les fruits et les légumes que nous mangeons aujourd’hui n’ont rien à voir avec les fruits que mangeaient les premiers hommes, et les légumes n’existaient même pas.
Dans le film « Mes meilleurs copains » il y a une réplique culte. L’action réunit d’anciens amis dans la maison de campagne de l’un d’eux joué par Gérard Lanvin. La comédienne Louise Portal demande à Christian Clavier d’aller lui acheter des légumes bios. Christian Clavier lui répond : « Tu sais, ici, on est à la campagne, je ne sais pas si je vais trouver du bio » ! C’est si finement dit !
Donc, dès l’origine, la nature est devenue artificielle pour l’homme. C’est uniquement sous cette forme qu’il la tolérait. Idem pour les animaux. Les vaches à lait sont de véritables monstres. Nos cochons, nos poulets, nos poussins — tous les animaux que nous avons domestiqués, nous les avons génétiquement modifiés et nous les condamnons à des conditions de vie épouvantables…
Avec l’ère industrielle, les choses n’ont fait qu’empirer ! Nous nous sommes définitivement coupés de la nature. Nous avons fui les campagnes pour vivre dans des villes dont l’habitat est complètement artificiel. Nous avons renoncé à la marche à pied et nous ne savons pas faire cent mètres sans prendre notre voiture, notre trottinette ou notre vélo électriques. Nous avons chassé le naturel de nos vies, et il n’est pas revenu au galop contrairement au dicton !
Quel est le produit que nous mangeons le plus ? Les pâtes ! Pas les haricots verts ou les pommes de terre, non les pâtes. Un produit qui n’existe pas dans la nature. Qu’est-ce que nous buvons le plus ? Pas de l’eau, non, c’est trop naturel, du Coca-Cola ! Le blé, comme les autres céréales, est une pure création de l’homme, obtenue après un long processus de sélection « naturelle ».
Un jour, j’assistais à une conférence de l’INREES. Stéphane Allix, l’animateur de cet organisme, avait convié un guerrier Massaï pour nous parler de notre civilisation. L’homme s’est planté devant nous et nous a regardé droit dans les yeux et il nous a dit « Vous ne savez même pas d’où vient ce que vous avez dans votre assiette ». Effectivement, personne ne pouvait répondre à cette question. Nous avons rompu depuis longtemps le lien entre ce que nous mangeons et son origine. Mais je ne suis pas sûr que la question a vraiment gêné l’assistance. Ce que nous mangeons vient d’un magasin, et avant d’une usine, et avant… ? Peu importe, de toute façon, ce n’est plus naturel non plus.
La ville nuit gravement à la santé mentale
L’homme adore vivre en ville, dans un univers totalement artificiel où il ne voit même plus les étoiles dans le ciel, où il est complètement coupé de la nature. Heureusement, s’il dispose de moyens suffisants, il peut s’échapper de la ville régulièrement : dans sa maison de campagne le week-end (comme beaucoup de Parisiens) [6], à la montagne l’hiver ou à la mer l’été.
En revanche, s’il n’a pas les moyens, comme les jeunes qui habitent dans les cités de périphéries des villes, et qu’il reste dans l’univers du béton à longueur d’année, il finit par devenir fou, par déprimer, par générer de la violence. De nombreux acteurs sociaux que j’ai eu l’occasion d’interviewer pour des enquêtes [7] m’ont dit qu’il suffisait d’emmener ces adolescents à la campagne ou à la montagne pendant quelques jours pour que leur comportement change. Bref, notre cerveau a un besoin vital de se reconnecter de temps en temps à la nature.
L’homme préfère l’artificiel au naturel
Entre deux propositions, l’homme choisit toujours celle qui n’est pas naturelle. On sait par exemple que les Américains se moquent de la crise climatique parce qu’ils pensent qu’une invention technologique va trouver le remède.
Certains milliardaires ont envisagé sérieusement d’aller vivre sur une autre planète, comme Mars. Même si cela suppose de passer sa vie dans une bulle dans un environnement totalement artificiel ! Mark Zuckerberg, le dirigeant de Meta, imagine même pour nous une vie dans un métavers, un univers parallèle en trois dimensions, virtuel.
L’homme, depuis son origine, se plaît dans la fiction. Il adore le cinéma, le théâtre, la télévision. Dans la préhistoire déjà, il allait passer des heures dans les grottes dessiner des animaux qu’il avait sous les yeux dans la nature. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes préfèrent envoyer un texto à un ami plutôt que de lui parler au téléphone. Quant à lui rendre visite « en vrai », surtout pas. On sait que la sexualité humaine, sans doute aussi depuis longtemps, est devenue de plus en plus virtuelle, se déployant non pas avec de vrais partenaires, mais avec des actrices de films pornographiques. Et beaucoup d’hommes préfèrent passer des heures devant leur écran à regarder ce genre de film plutôt que dans le lit d’une partenaire.
Le formidable développement des outils connectés (téléphones, ordinateurs) a fait entrer l’homme dans « l’Ère du faux ». Et visiblement notre cerveau n’est pas très sensible à la différence entre le réel et la fiction. La nuit, grâce à nos rêves, nous vivons des aventures totalement imaginaires dans des mondes créés de toute pièce par notre inconscient.
Pendant la pandémie de la covid, certains esprits naïfs auraient voulu que le gouvernement mette en avant des moyens naturels de stimuler les défenses immunitaires : l’alimentation, le sport, etc… Que nenni ! Un bon vaccin et c’est réglé !
J’ose à peine évoquer ici le cas des femmes qui, depuis des millénaires, usent de subterfuges pour se donner une apparence qui n’a rien à voir avec la réalité. La technologie ayant évolué, elles sont nombreuses aujourd’hui à recourir à la chirurgie esthétique, au remodelage du visage, du corps, à la pose d’implants. Et il n’y a pas que les femmes. Mickaël Jackson s’était construit un visage totalement artificiel. Et les body-builders recourent à toutes sortes de drogues pour obtenir artificiellement une musculature qui n’a plus de naturelle que le nom.
L’homme a même réussi à contourner les limitations naturelles à la procréation en inventant les « bébés éprouvette » ! Il n’a en fait qu’une idée : dominer la nature. Or, l’écologie politique est en train de lui rappeler que la nature est plus forte que lui, et cela, il ne le supporte pas !
L’homme n’aime pas ce qui est naturel et à chaque fois qu’il le peut il choisit la solution artificielle. Vous avez sans doute vu ce dessin humoristique du sportif qui se rend en voiture dans sa salle de sport pour courir sur un tapis… !
Et bien sûr, ce goût pour l’artificiel culmine avec l’omniprésence du numérique dans nos vies ! Tous nos agendas, montres, appareils photos, instruments de musiques, boussoles, cartes routières, répertoires téléphoniques, argent... Je m’arrête là, la liste est trop longue... Tous ces objets faits de papier, de métal et de bois sont désormais remplacés par des suites de 0 et de 1. L’ogre numérique les a dévorés. Pour savoir l’heure, on ne se fie plus au soleil, on regarde son téléphone qui donne l’heure calculée par un satellite en orbite autour de la Terre. Les ordinateurs font des merveilles pour reproduire les sonorités des instruments les plus sophistiqués.
Et je ne parle de l’IA, l’intelligence artificielle, sur laquelle je reviendrai en détail dans un prochain article. L’homme ne fuit pas seulement la nature, il commence à se fuir lui-même, dans l’essence même de son espèce, l’intelligence.
Et on voudrait que, tout à coup, rompant avec une ligne de force qui le conduit à vivre de plus en plus dans un monde artificiel, il s’éprenne soudain d’un amour inconditionnel pour la nature ?! Il y a des initiatives, des comportements individuels qui changent, mais dans son immense majorité, l’homme cherche à s’éloigner de la nature. Et ce n’est pas seulement le cas de l’homme occidental. Les peuples qui vivent le plus au contact de la nature n’ont qu’une idée en tête, dès que leur niveau de vie s’améliore, vivre dans l’artificiel, entrer à leur tour dans l’Ère du faux !
Voilà pourquoi, sauver la nature n’est pas son objectif premier. Si l’on ajoute à son penchant naturel pour tout ce qui est artificiel, son besoin de compenser un mode de vie décevant, un bombardement d’injonctions contradictoires et une communication maladroite qui insiste sur la sauvegarde de la planète et non sur la survie de l’humanité, on comprend que l’écologie n’a qu’un faible impact sur l’homme d’aujourd’hui, même s’il est au bord du gouffre.
D’ailleurs, pendant longtemps, il a pensé (certains le pensent encore) que le danger était imaginaire, gonflé artificiellement par les écologistes…
Bizarrement, il semble bien que l’écologie ne soit pas dans son ADN, au contraire. Depuis l’origine, cherchant à échapper à son animalité, l’homme a bâti une civilisation qui est à l’opposé de la nature. Il fuit comme la peste tout ce qui le rapproche de la nature. L’âme de l’homme n’est pas « verte », elle a plutôt la couleur du béton et du métal. On comprend pourquoi il a voulu inventer « une nature à lui », SA nature, entièrement fabriquée. Mais cette disposition de son être, qui fait sa grandeur, causera peut-être sa perte.