Dans un article précédent (Pour ce que courir est le propre de l’homme), j’ai montré que notre physique actuel doit beaucoup à une pratique intensive de la course à pied. C’est elle qui nous a fait perdre nos poils, a mis en place le système de transpiration, développé le volume de nos fessiers, modifié nos orteils et bien sûr installé durablement la bipédie. Toutes ces caractéristiques de notre morphologie moderne sont dues à la chasse pratiquée par les premiers hommes. Certes, ils ne couraient pas très vite, en tout cas bien moins vite que la plupart de leurs proies, mais celles-ci, du fait de leurs poils, s’épuisaient vite alors que l’homme avec son système de transpiration pouvait courir longtemps et finalement les tuer quand elles s’écroulaient à bout de souffle.
L’homme est donc un grand coureur devant l’Eternel.
Mais c’est aussi un grand boxeur !...
C’est du moins la conclusion du biologiste américain David Carrier de l’université d’Utah. Dans un article récent du « Telegraph » il explique que des millions d’années de bagarres ont modifié le visage humain. Pour se protéger des dommages créés par les altercations entre congénères, la mâchoire des hommes (et seulement celle des hommes) s’est fortifiée dans les zones susceptibles de recevoir des coups. Le scientifique explique ainsi que les mâchoires des hommes sont plus robustes que celles des femmes ! Cette évolution n’est pas récente, elle serait observable sur des crânes datant d’il y a quatre à cinq millions d’années, donc à l’époque où vivait l’australopithèque, que l’on peut donc à mon avis surnommer homo rockybalboabilis !
(Photo Rocky IV).
Quelques rappels utiles
Nous sommes tous — gibbons, orang-outans, gorilles, chimpanzés et humains — issus d’un même ancêtre dont la descendance a donné naissance aux lignées actuelles par séparations successives [1].
Le gibbon est le premier à aller vivre sa vie à part, il y a 20 millions d’années environ.
Puis c’est l’orang-outans qui nous quitte et va s’installer en Asie il y a environ 12 millions d’années.
Il y a 8 millions d’années environ, c’est le gorille qui fausse compagnie à notre ancêtre commun aux chimpanzés et à nous humains.
Il y a 5 millions d’années environ c’est nous qui prenons enfin la tangente et laissons vivre de leur côté les chimpanzés. Notons que les chimpanzés eux-mêmes vont se scinder en deux lignées il y a un million d’années environ, les chimpanzés et les bonobos. J’y reviendrai.
C’est donc il y a cinq millions d’années environ qu’apparaît l’australopithèque dont il est question ici. Il ressemble quand même pas mal à un singe, mais passe déjà le plus clair de son temps sur deux pattes... pardon, sur deux jambes. C’est la raison pour laquelle on le considère comme l’ancêtre des humains, malgré sa petite boîte crânienne. Ceci contredit d’ailleurs l’idée que la bipédie serait liée au développement du cerveau. Apparemment pas. Comme je l’ai dit dans l’article sur la course à pied, l’origine de la bipède est encore incertaine.
En tout cas, cet ancêtre a utilisé ses deux mains libérées pour s’adonner précocement à la boxe selon le Dr David Carrier :
Les australopithèques présentent des caractéristiques qui peuvent avoir amélioré la capacité au combat, y compris les proportions de la main qui permettent la formation d’un poing, transformant le système musculo-squelettique délicat de la main en une arme efficace pour la frappe.
Mais si l’évolution des proportions de la main est due à la sélection pour le combat, il faut s’attendre à ce que la cible principale, le visage, ait connu une évolution parallèle pour mieux se protéger contre les blessures provoquées par le poing.
L’étude du Dr Carrier s’appuie sur des travaux récents qui montrent que la violence, hélas, a joué un grand rôle dans l’évolution humaine. Les jambes courtes des grands singes, la posture bipède de l’homme et les proportions de la main des hominidés sont dues, selon le chercheur, à la nécessité de combattre.
Et comme la cible principale des coups de poing est le visage, « Nous avons constaté, explique le Dr Carrier, que les os qui subissent les taux les plus élevés de fracture dans les combats actuels sont les parties qui ont connu le plus fort renforcement au cours de l’évolution des hominidés ». C’est-à-dire les os de la mâchoire.
(Photo Rocky II).
Ainsi, bien avant qu’il ne devienne un adepte effréné de la course à pied, notre ancêtre a développé son aptitude à la boxe ! La plupart des caractéristiques anatomiques des premiers hominidés n’ont pas eu d’autre but, selon le chercheur, que d’améliorer nos performances au combat ! L’efficacité du poing est d’ailleurs telle que les boxeurs sont obligés de porter des gants pour réduire la dangerosité de leurs coups.
Ce que l’étude montre aussi c’est que les mains et la mâchoire des femmes n’ont pas subi la même évolution. Notre douce Lucy, un des plus anciens australopithèques découvert par le Pr Yves Coppens, n’avait sans doute pas une once d’agressivité en elle (ou laissait les hommes se battre entre eux à sa place...).
Ainsi donc, avant d’être Usain Bolt, nous avons été Rocky Balboa. Ce qui fait de la boxe le sport le plus ancien pratiqué par l’homme. Un sport qui remonterait à près de cinq millions d’années ! Un sacré entraînement ! On a d’ailleurs retrouvé des poteries sumériennes montrant des hommes se livrant au pugilat. C’est dire si manier les poings est le sport favori des hommes depuis très longtemps.
La découverte du Dr Carrier explique, à mon avis, le caractère très particulier de la boxe. Si on joue au football ou au tennis, personne ne joue à la boxe. La pratique du combat est tellement ancrée dans nos gênes comme aptitude à la survie qu’il ne viendrait à personne d’y trouver matière à jouer. C’est aussi ce qui donne à ce sport son aspect éternel, intemporel. Ses caractéristiques sont très simples et n’ont guère évolué, et n’évolueront sans doute jamais. Sur les rings aujourd’hui se déroulent les mêmes scènes qu’il y a cinq millions d’années ! Impressionnant.
Mais pourquoi sommes-nous si agressifs ?
Est-ce notre origine simiesque qui nous rend si prompts à jouer des poings ? Sans doute pas puisque les singes ne boxent pas. On l’a dit, la boxe suppose le développement de la bipédie et la libération des membres supérieurs.
Alors ? Les chimpanzés, avec qui nous partageons 99% de gênes, sont eux aussi très agressifs. On peut donc avancer que la boxe est la forme spécifique d’agressivité que l’espèce humaine a développée grâce à (à cause de) notre ancêtre australopithèque.
Mais je veux croire que la violence n’est pas inscrite dans nos gênes pour l’éternité. Comme on l’a vu plus haut, il y a un million d’années, les chimpanzés et les bonobos se sont séparés. Les chimpanzés sont allés vivre au nord du fleuve Congo avec les humains et les bonobos au sud. Les bonobos sont très pacifiques. Ils vivent dans des sociétés dominées par les femelles [2]. Pour gérer les conflits ou les tensions entre eux, ils appliquent à la lettre le précepte « Faites l’amour, pas la guerre ». C’est en effet par l’accouplement sexuel qu’ils règlent leurs différends, y compris entre mâles. Ce sont des échanges parfois très furtifs destinés à « consoler » l’autre.
Je n’ose imaginer à quoi ressembleraient nos rings si nous étions allés vivre avec les bonobos sur la rive sud du Congo au lieu de subir la mauvaise influence des chimpanzés sur la rive nord... N’empêche, un jour prochain, nous réveillerons peut-être le bonobo qui sommeille en nous... On peut rêver !
Homo rockybalboabilis nous sommes, et homo rockybalboabilis nous resterons sans doute encore longtemps, je le crains. Cinq millions d’années de bagarres continuelles ne nous ont pas appris que la violence ne règle rien, comme le prouvent les événements qui secouent le monde en ce moment... [3]