Société
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Des adolescents à couteaux tirés

Analyse du phénomène inquiétant des rixes inter-quartiers
TAGS : Adolescence | Agressivité | Banlieue | Délinquance | Ecole | Enfance | Justice | Parents | Police | Politique | Prison
Publié le : 12 novembre 2022 - Modifié le : 8 mai 2023

Depuis quelques années se développe dans les zones urbaines sensibles un phénomène nouveau désigné sous le nom de “Rixes inter-quartiers”. En 2020, 357 rixes ont été recensées en France, faisant trois morts et 218 blessés. Ce phénomène ne ressemble à rien de ce que nos villes ont connu auparavant. Il s’agit d’affrontements d’une extrême violence mettant en scène des adolescents de plus en plus jeunes, sans véritable mobile.

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Le phénomène touche surtout pour l’instant la région parisienne, mais il commence à s’étendre dans les grandes villes de province. Le scénario est souvent le même : un groupe de jeunes se jette sur un individu et le massacre à coups de batte de baseball ou de couteaux ! Que lui reprochent-ils ? De ne pas être du même quartier qu’eux !

Ces rixes ont des conséquences de plus en plus graves, parfois mortelles. Chaque déchaînement de violence semble motivé par la défense d’un territoire. Mais défendre son territoire contre qui ? Contre quoi ? Là réside toute l’énigme du phénomène que nous allons tenter de décrypter.

Des bandes à part ?

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Les bandes existent depuis toujours ! Qui n’a pas en mémoire la rivalité entre les Capulet et les Montagu qui fut fatale à Roméo et Juliette, et sa transposition moderne dans West Side Story avec les Sharks et les Jets ? Faire partie d’une bande est même une caractéristique de l’adolescence. Mais toutes les personnes que j’ai interviewées pour cette étude [1] s’accordent sur un point, les bandes qui se livrent aujourd’hui aux rixes inter-quartiers n’ont rien de commun avec les affrontements de bandes d’autrefois.

Elles en diffèrent sur plusieurs points :

Une structure informelle

D’abord, la bande traditionnelle a généralement un nom, un chef, un quartier général, des signes de reconnaissance, un code, une devise, des rites d’entrée, parfois même une mission. C’est d’ailleurs en cela qu’elle constitue un outil de socialisation permettant à l’adolescent d’échapper à la hiérarchie familiale pour s’intégrer à un autre groupe censé préfigurer le futur environnement social.

Rien de tout cela avec nos “bandes” modernes. Elles peuvent avoir des meneurs, mais pas de véritable chef qui ferait régner un certain ordre, comme c’est le cas dans les bandes qui font le trafic de drogue. Sa constitution fluctue en fonction des circonstances. Elle peut comporter une centaine de membres. L’adhésion est souvent forcée, sous peine de représailles, et rien n’est exigé à l’entrée, sinon une certaine solidarité. Elle n’a parfois pas de nom, sinon celui du quartier où habitent ses membres. Cette structure fluide fait qu’il est très difficile de la saisir.

Des membres de plus en plus jeunes

L’autre trait dominant de ces nouvelles “bandes” est l’âge de leurs membres. Tous les témoins constatent qu’ils sont de plus en plus jeunes, entre onze et quinze ans. La plupart sont donc collégiens, mais certains groupes se forment dès la fin du primaire, en CM2, donc à neuf ou dix ans.

Très tôt ces enfants disposent de leurs propres outils de communication. Ils ont tous un téléphone. Ils sont habitués dès leur plus jeune âge à vivre en-dehors du regard des adultes, dans leur monde. Et c’est là un gros problème qui rend ce phénomène inédit. Les jeunes échappent désormais à la surveillance des aînés et s’auto-régulent selon leurs critères à eux.

Le rôle clef des réseaux sociaux

Internet joue un rôle clef dans ces “bandes” par le biais des réseaux sociaux. Tous les adolescents utilisent aujourd’hui Snapchat, WhatsApp, TikTok… Si un réseau comme Facebook est de plus en plus délaissé par les jeunes, d’autres ont leurs faveurs, pour des raisons évidentes. Les serveurs de Snapchat sont conçus pour supprimer automatiquement tous les messages une fois qu’ils ont été vus par tous leurs destinataires. Idéal si l’on veut se donner rendez-vous pour une action et effacer sa trace. Les messages de WhatsApp, eux, sont cryptés. Personne ne peut les lire, même pas WhatsApp ! Et a fortiori les forces de l’ordre ! Autrefois, celles-ci repéraient sur Facebook les messages qui annonçaient des rassemblements, des fêtes non autorisées, etc. Mais c’était autrefois. Aujourd’hui, il suffit de créer un groupe WhatsApp pour sa “bande” ou pour un événement particulier, en y associant qui on veut, et personne d’extérieur à la bande n’en saura rien. La ”bande” peut ainsi se réunir très vite au moindre fait déclencheur.

L’obsession du buzz

Mais les réseaux sociaux se servent pas qu’à fixer des rendez-vous. Leur grand effet pervers est qu’ils permettent aux jeunes de “faire le buzz”, comme des journalistes de médias.

La presse rend d’ailleurs un bien mauvais service à la société en se faisant l’écho des agressions. Elle nourrit la réputation des bandes et constitue un élément clef de la compétition qu’elles se livrent. Décrocher un article dans Le Parisien est considéré comme un must. Et quand l’agression fait la Une, c’est le jackpot !

Des pratiques de plus en plus dangereuses

Des groupes informels, des membres très jeunes, une information qui circule à la vitesse de la lumière… Les bandes d’aujourd’hui sont aussi de plus en plus dangereuses.

Les témoins rapportent ainsi une élévation du degré de violence. Autrefois les bandes se battaient la plupart du temps à mains nues. Aujourd’hui, faute sans doute d’avoir assez confiance en leurs capacités physiques, les membres s’arment, le plus souvent de couteaux, mais aussi de barres de fer, de battes de baseball et parfois mêmes d’armes à feu. De ce fait, les conséquences des rixes sont beaucoup plus graves et les morts, comme on l’a vu, ne sont plus rares. Sans parler des victimes qui survivent avec des séquelles importantes.

Pour les acteurs du terrain, les responsables de cette montée de la violence chez les jeunes ce sont les écrans : jeux vidéos, films, séries, Internet… De là à penser que les rixes sont une transposition des jeux dans le monde réel, il n’y a qu’un pas. Que fait le législateur face à cette montée de la violence sur les écrans ? Il est en fait très démuni car les réseaux sociaux sont détenus par des sociétés américaines sur lesquelles il y a peu de prise. En fait, on laisse les familles se débrouiller avec ce phénomène.

Surtout qu’à côté du coup de couteau pour tuer l’autre, il y a une façon plus subtile encore de le détruire, c’est de le pousser au suicide par le harcèlement. Et là encore, les événements se déroulent hors du regard des adultes. Sans rencontrer d’autres limites que celles qu’ils se donnent, les adolescents jouent avec la vie de leurs camarades en vase clos.

La mort ne signifie plus rien

Mais ont-ils conscience de jouer la vie de leurs camarades ? Le phénomène des rixes laisse entrevoir un manque total d’empathie à l’égard de la souffrance de l’autre. Ce manque d’empathie qui amène certains jeunes à des actes d’une grande perversion semble s’accompagner d’une perte du réel, qui peut sans doute être imputée à l’abus de scènes violentes dans les jeux vidéos, ces jeux où si l’on meurt, on ne meurt pas vraiment. On fait “reset” et la partie reprend. Sauf que dans la vraie vie, comme on dit dans les boîtes de nuit, “Toute sortie est définitive”.

Indépendamment de la violence des écrans, les jeunes expriment sans doute une violence dont ils ont été victimes eux-mêmes dans leur foyer, ou dont ils ont été témoins entre leurs parents ? Mauvais traitements à leur égard, violences faites à leur mère, humiliations subies à l’école, etc. On ne devient pas violent par hasard ou par facilité, cela vient de loin, comme on le verra par la suite.

La mauvaise influence du rap

Le rap a sa part de responsabilité dans la montée de la violence chez les jeunes. Les stars du mouvement se mettent en scène dans des situations qui relèvent du délit, voire du crime. Le maniement du couteau ou du revolver est monnaie courante dans les clips. Mais c’est du spectacle. Les rappeurs ne font pas dans la vraie vie les actes qu’ils mettent en scène dans leurs vidéos. Sauf que les jeunes qui les regardent et qui les prennent comme exemples le croient et sont enclins à reproduire leurs modèles !

Et les filles dans tout cela ?

Le rôle des filles ne doit pas être négligé. Au contraire, il est essentiel dans les rixes inter-quartiers. Elles font elles-mêmes partie des bandes. Elles peuvent aussi jouer les informatrices et renseigner les agresseurs sur les déplacements de telle ou telle cible.

Et puis à l’adolescence, le désir “d’épater les filles” n’est pas étranger à certains forfaits. On peut dire que l’attrait de certaines filles pour les “mauvais garçons” joue un rôle dans le phénomène. Elles ne sont pas pour rien dans la construction de la réputation des agresseurs et, plus ou moins consciemment, distribuent des gratifications qui rehaussent leur estime d’eux-mêmes.

Peut-on quitter facilement ces nouvelles bandes ?

Les bandes exercent une forte pression sur leurs membres pour qu’ils restent solidaires. Est-il donc impossible de sortir d’une bande ? La réponse semble clairement non. Pour ceux qui s’occupent de ces jeunes sur le terrain, c’est une question de caractère individuel. Restent dans ces bandes ceux qui ont envie d’y rester. Faire partie d’une de ces « bandes » répond à un besoin que le jeune, pour se disculper, fait souvent passer pour une contrainte subie à son corps défendant, mais en creusant un peu, on s’aperçoit qu’il satisfait une part des attentes du jeune.

Nous sommes donc bien face à un phénomène nouveau qui diffère de ce que l’on a connu par le passé essentiellement parce que les écrans rendent les auteurs d’agressions plus précoces et plus violents, les coupent du réel et les isolent des adultes. Il est donc essentiel que les parents redoublent de vigilance sur l’usage que font leurs enfants d’Internet et surtout des réseaux sociaux. En espérant que les responsables politiques prendront conscience que ces nouveaux outils de communication sont en train de modifier en profondeur les relations interpersonnelles de la jeunesse et se décideront à prendre des mesures.

Comprendre 
l’incompréhensible

Ce qui différencie le plus sans doute les “bandes” d’aujourd’hui de celles d’hier, c’est l’absence de motivation très claire, du moins en apparence. Autrefois, les gangs se livraient bataille pour des motifs précis : défendre un espace de commerce, montrer qui était le plus fort, régler des différends amoureux, se venger d’une crasse ou réparer un affront.

Rien de tout cela aujourd’hui. La “bande” prétend “défendre son territoire”. Le problème est que ledit territoire est rarement attaqué ! Le point de départ d’une rixe entre quartiers est en général un incident au collège, un regard, et le plus souvent une rivalité amoureuse. Mais quel que soit le prétexte trouvé, la rixe va se dérouler entre les adolescents des deux quartiers voisins et rivaux.

Car les adultes, eux, peuvent circuler d’un quartier à l’autre sans être inquiétés par les bandes. En fait, la défense du territoire semble un prétexte pour justifier le déferlement de violence adolescente.

Naissance des quartiers

Nos urbanistes ont eu la bonne idée de donner des noms aux groupements d’immeubles HLM construits dans les banlieues dans les années 60-70. “Les Bosquets” de Montfermeil, la “Cité des 4000” de La Courneuve, les “Tarterêts” de Corbeil-Essonne, etc.

Au départ, une bonne intention, humaniser un habitat qui ne l’était pas vraiment. Mais ces noms ont été par la suite des marqueurs négatifs, outils de stigmatisation. D’autant que les architectes de l’époque ont conçu ces cités comme des espaces clos, refermés sur eux-mêmes. Cet isolement du reste de la ville a créé un très fort sentiment d’appartenance et un “surinvestissement du local” comme disent les sociologues. Pour corriger l’erreur de l’urbanisme des années 60, des politiques sont menées à tour de bras et de bulldozers pour désenclaver les cités, réduire la taille des « barres » et introduire de la mixité sociale. Des programmes sont mis en œuvre pour démolir ces ghettos et tenter de réinsérer les « quartiers » périphériques dans la ville.

Mais le mal est fait et des “légendes urbaines” se sont créées qui, malgré les efforts de rénovation, ont la vie dure et se transmettent de génération en génération, continuant d’alimenter la défense du territoire.

Cette notion de territoire à défendre peut dépasser le simple quartier et s’étendre à une ville entière comme cela s’est vu dans des agressions en Seine-Saint-Denis.

À Paris, le 19e arrondissement est lui-même divisé en “quartiers” qui correspondent souvent à des ensembles d’immeubles HLM, comme la cité Curial-Cambrai ou les Orgues de Flandre. Il y a la place des Fêtes, Crimée, Ourcq, Riquet, Stalingrad, etc.

Il semblerait que la rencontre avec des individus d’un autre quartier vienne compromettre un confort personnel. Aller à la découverte de l’autre leur demande un effort qui les épuise. Entre habitants du même quartier, ils se comprennent à demi-mot. Ils ont le même environnement depuis leur naissance, ils ont vécu les mêmes choses. Ils se connaissent tous. Cette cohésion est accentuée par le fait que les familles bougent très peu.

Les jeunes de ces grands ensembles ne vivent pas dans un cadre de vie où l’on passe du connu à l’inconnu par étapes successives, comme cela se fait ailleurs. En centre ville, on glisse progressivement d’une zone centrale très connue à des zones de moins en moins familières, par cercles concentriques, au fur et à mesure qu’on s’en éloigne. Dans cet urbanisme des années 60-70, on passe brutalement du "très connu”, sa cité, à l’“inconnu total”, le monde alentour. La cité se présente alors comme une sorte de “prison” aux murs invisibles.

Mais si on peut comprendre comment s’enracine au fil des générations ce fort sentiment d’appartenance, le réflexe de défense du territoire qu’il génère chez ces adolescents reste mystérieux.

Mais défendre son quartier contre quoi ?

C’est la grande énigme. Toutes les personnes interrogées ne comprennent pas contre qui ni contre quoi les jeunes veulent défendre leur quartier. Et d’ailleurs, en quoi ce quartier est-il le leur ? La plupart des habitants de ces quartiers sont locataires. Les lieux ne leur appartiennent pas, mais sont la propriété de bailleurs sociaux publics ou privés. En grande majorité, ils sont aussi issus de l’immigration. Ils n’ont donc pas à cœur de défendre la terre de leurs ancêtres contre des envahisseurs !

La défense du territoire serait-elle liée à la drogue et au désir de protéger l’espace de son “business” contre les intrus ? Cela peut jouer, mais dans la plupart des cas, la drogue n’est pas en cause. Il semblerait que l’origine des rixes n’est ni dans la défense du territoire ni dans le trafic de drogue, mais bien plutôt dans une quête névrotique de l’estime de soi. La guerre des quartiers prend bien des allures de guerre d’égos où le territoire n’est qu’un prétexte avouable.

Dans ces bandes, il existe des meneurs, très perturbés psychologiquement, qui utilisent l’alibi de la défense du territoire pour tenter de construire leur estime de soi. Ils saisissent le moindre prétexte pour lancer une agression, et les autres membres de la bande suivent, sous la pression des meneurs. En fait, si le phénomène de gratification personnelle qui se cache derrière la pseudo défense du territoire nous échappe un peu, nous adultes, c’est que ces adolescents ont leurs propres codes, leur propre échelle de valeurs, pour déterminer quel fait délictueux permet à son auteur de monter dans leur hiérarchie.

L’oisiveté, mère de tous les vices ?

L’enfermement dans le quartier crée naturellement un grand vide. Car la plupart des activités ont lieu à l’extérieur de la cité. Les jeunes qui ne sortent pas de chez eux sont donc condamnés à l’oisiveté. L’ennui joue un rôle majeur dans le phénomène des rixes.

La psychologie a montré qu’à l’adolescence, le développement de la personnalité se fait par le biais de “l’autre”. L’autre, non pas en tant qu’être différent, mais au contraire en tant que miroir. L’adolescent se construit en se regardant dans l’autre. Or les adolescents dont nous parlons font la guerre à des jeunes qui leur ressemblent en tous points. Au lieu de se voir dans l’autre jeune, ils y voient un ennemi, qu’ils veulent détruire, pensant ainsi se construire une “valeur” qui compense les échecs à répétition de leur histoire personnelle. C’est la raison pour laquelle les agresseurs s’en prennent souvent à des jeunes qui réussissent à faire quelque chose de leur vie. Plus que la défense du quartier, l’échec personnel et la jalousie qui en découle semblent à la base du phénomène des rixes. Les victimes ne sont pas choisies au hasard. Et le profil des agresseurs est souvent le même.

Jeunes armés d’un côté,
 adultes désarmés de l’autre

Les racines psychologiques du phénomène des rixes de quartiers laissent les adultes désarmés. Il semble bien que les réponses sociales, éducatives, policières, judiciaires ou politiques soient inadaptées. La grande difficulté est que l’école et les parents, qui devraient aider à la résolution du problème, en sont parfois à l’origine… Les politiques de leur côté semblent ne pas avoir pris la mesure de la situation, sans doute par perte de contact avec le terrain. Quant à la police et à la justice, que peuvent-elles faire face à un problème qui relève plutôt du pédopsychiatre… ?

L’école

Beaucoup de professeurs considèrent que leur rôle est d’instruire, pas d’éduquer. De plus, pour l’Education nationale, les rixes ont lieu en-dehors des établissements, ce n’est donc pas son problème…

Pourtant, c’est à l’école que tout se joue. Et l’attitude humiliante de certains enseignants peut détourner les enfants de l’école et les amener à chercher à l’extérieur, dans la violence, une valorisation qu’ils n’obtiennent pas auprès de professeurs.

Les parents

Dans un très grand nombre de familles, les parents sont dépassés. Le nombre de familles monoparentales est très important et, bien souvent, les parents rentrent du travail épuisés, peu à l’écoute. On m’a cité le cas de familles où plusieurs épouses du père coexistent, avec une épouse favorite et une épouse délaissée. Que peut ressentir l’enfant qui voit ainsi les humiliations subies par sa mère ? De la haine. Qui va souvent s’exprimer hors du foyer.

Et les grands frères ? Figure culte des années 90, le grand frère n’est plus ce qu’il était ! Il jouait à l’époque le rôle d’interface entre des parents de culture étrangère et la société française. Aujourd’hui, on en est à la 4e ou 5e génération d’immigration, et la question de l’interface ne se pose plus de la même façon. Les grands frères sont eux-mêmes surpris par le comportement des plus jeunes, et tout aussi désarmés. Ils continuent cependant de jouer un rôle important par le biais des dispositifs de médiation et les associations locales comptent beaucoup sur eux pour régler les conflits et prévenir les dérives.

Papaoutai ?

Dans la gestion de ce phénomène des rixes, les pères semblent étrangement absents. Où sont-ils ? “Papaoutai ?” pour reprendre le titre d’une chanson de Stromae. En fait, les témoins insistent sur le fait que la répartition des rôles entre pères et mères est très différente dans la culture française et dans la culture africaine.

Dans la culture africaine, c’est ma mère qui s’occupe de l’éducation des enfants, le père, lui, se charge de ramener de l’argent à la maison. Mais le fait qu’en Occident beaucoup de femmes travaillent brouille cette répartition des rôles et perturbe l’équilibre familial. Ce qui a des répercussion sur l’éducation des enfants.

La police

L’autorité de la police s’est beaucoup dégradée ces dernières années. Les jeunes n’hésitent pas à défier, voire même à agresser, les membres des forces de police. Face à cette évolution, la police déserte les quartiers. Même si des opérations sont lancées pour améliorer les relations entre jeunes et forces de l’ordre, il faut bien constater que le divorce est consommé.

La justice

Malheureusement, la justice ne fait plus peur aux jeunes. L’auteur d’une agression mortelle a été condamné à cinq ans de prison. Il encourait sept ans au maximum. Et il n’y a pas sur le bureau de l’Assemblée nationale de projet de loi allant dans le sens d’un durcissement des peines des mineurs. Est-ce que cela aurait d’ailleurs une utilité ?

Malgré tout, les parents des victimes pensent que la loi devrait être durcie. Il n’est pas normal que des agresseurs de jeunes se montrent sans vergogne devant la sortie des collèges de leurs victimes. La justice n’intimide plus. Au contraire, même, dans la logique ces auteurs de ces rixes, un séjour en prison est plutôt un signe de réussite.

Et les alternatives à la prison, comme le bracelet électronique, n’impressionnent pas davantage les jeunes.

Mais selon le témoignage d’une personne qui travaille dans une prison, les jeunes qui sont incarcérés à la suite de rixes n’ont pas très bonne réputation dans l’établissement. Ils sont un peu considérés comme des délinquants de seconde zone : non seulement ils s’en sont pris à un jeune comme eux, mais sans aucun mobile. Ni pour le voler ni pour régler un différend. Comme ça. Et en plus, ils arrivent à vingt pour l’agresser. Pas de quoi jouer les héros. Surtout qu’en général ils sont perçus comme étant “nuls en tout”. Leur seul titre de gloire n’en est vraiment pas un pour les autres détenus.

Les politiques

Ils sont sans doute les plus désarmés. On a parfois l’impression que tant que ces drames ne débordent pas des banlieues, le politique ne s’y intéresse que pour valoriser son “fond de commerce” habituel. L’extrême-droite tape sur l’immigré, la droite dénonce le laxisme des parents, la gauche réclame des moyens...

D’où une certaine impuissance, ou indifférence, des partis. Il n’y a en fait que les élus de terrain, les députés ou les maires, qui se sentent vraiment concernés par ces problématiques.

Il faut sans doute voir dans la loi sur le non-cumul des mandats l’origine du problème de la remontée du terrain vers les hautes sphères politiques. Aujourd’hui, les maires, qui connaissent le terrain, n’ont plus accès à l’Assemblée nationale, et les députés qui siègent à l’Assemblée sont moins en prise directe avec le terrain.

Cette dissociation entre député et maire explique sans doute que les responsables au niveau national ont une vision purement “politique” de ce qui se passe dans les quartiers et ne perçoivent pas pleinement la montée du danger.

Cette impuissance des adultes peut nous faire craindre le pire pour l’avenir des adolescents des quartiers. Mais une meilleure compréhension du phénomène des rixes peut faire émerger des solutions.

Enrayer le phénomène

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Des agresseurs de plus en plus jeunes, de plus en plus déterminés, de plus en plus armés, de mieux en mieux organisés, aux mobiles irrationnels, des adultes désarmés, il y a de quoi s’inquiéter… et il est urgent d’agir car le phénomène, circonscrit jusqu’à présent à la région parisienne, semble se répandre en province.

La bonne nouvelle est que des solutions existent et elles sont de bon sens. Elles s’organisent autour de trois grands axes : créer du lien, valoriser ces jeunes, agir le plus tôt possible.

Créer du lien à l’extérieur et casser du lien de l’intérieur

L’un des drames de ces quartiers est le manque de mouvement. Du fait de leur situation sociale, les habitants sont en quelque sorte cloués sur place. Les jeunes sont complètement perdus dès qu’ils dépassent le coin de leur immeuble. D’où l’impératif que les jeunes de différents quartiers, de quartiers “ennemis”, se rencontrent et mènent des activités ensemble.

Mais créer des liens ne suffit, il est nécessaire dans le même temps de casser les liens toxiques qui soudent les membres des bandes. C’est dans la cour de l’école que l’on pourrait identifier des « connivences » suspectes et les signaler. Malheureusement, ceux qui gèrent ces espaces et ces moments ne souhaitent pas s’impliquer dans les relations entre les élèves tant que cela ne compromet pas la sérénité de la cour.

Et le Service militaire ? Il avait l’avantage de brasser les populations à un âge où il est important de s’ouvrir à d’autres vécus, à d’autres façons de voir le monde. Il serait intéressant de le remplacer par des actions qui ont le même objectif, tirer les jeunes de leur quartier, les sortir de leur zone de confort, les confronter à d’autres jeunes, d’autres villes, d’autres milieux, d’autres visions. Bref, les ouvrir aux autres.

Déconstruire les liens toxiques, construire — ou reconstruire — des liens positifs, cela semble un élément clef de la solution pour nos témoins.

Des adolescents à revaloriser

Mais cette ouverture ne suffit pas. Il est essentiel que les auteurs de rixes trouvent d’autres moyens de se valoriser que d’agresser les jeunes du quartier d’en face.

Le sport est une ressource importante dans cette démarche de (re)conquête de l’estime de soi. Mais il faut être lucide : tous les animateurs de clubs sportifs ne se sentent pas investis d’une mission sociale.

Beaucoup de jeunes se sentent rejetés parce qu’on ne les écoute pas. On les oriente parfois dans des filières professionnelles qui ne leur conviennent pas.

Mais pour aider les jeunes à trouver des stages ou des emplois stables, il est sans doute nécessaire de leur apprendre les “codes” du monde du travail, c’est-à-dire en fait les “codes” du monde extérieur à leur cité.

Certes, les métiers traditionnels attirent de moins en moins les jeunes. En revanche les métiers modernes liés à la communication et au divertissement offrent des perspectives intéressantes. En tout cas, la valorisation par l’action doit être aussi un moyen de donner à ces jeunes le sens des responsabilités qui semble leur faire défaut.

Il est évident que les jeunes qui ont une passion ne sont pas dans ces rixes. Il est donc essentiel que la fonction narcissique, tellement active au moment de l’adolescence, trouve à s’employer dans des activités positives.

Comme on le verra plus bas, ces moyens ne résoudront pas les cas les plus graves. Mais ils peuvent sauver la plupart des suiveurs et “limiter la casse”.

S’y prendre très tôt

Si on attend l’adolescence pour traiter ces problèmes, on n’arrivera à rien. Car tout laisse à penser que chez les jeunes les plus dangereux, l’adolescence ne fait que révéler, qu’exacerber, un problème qui est apparu bien plus tôt, dans l’enfance. Un pédopsychiatre, Marcel Rufo, a bien montré que ce sont les premières années de la vie, avant trois ans, qui sont déterminantes. C’est au tout début de la vie que l’avenir de l’enfant se joue. C’est à ce moment-là que se fait l’éducation de l’enfant. D’où l’importance d’apprendre la parentalité... aux parents ! Hélas ! On croit souvent qu’être parent va de soi...

Sans doute faut-il revoir notre approche de la frustration dans un monde où la moindre de nos envies, le moindre de nos désirs, doivent être satisfaits sur le champ. Cet apprentissage de la frustration commence dans l’enfance, quand l’enfant pleure dans son lit. Intervient-on tout de suite ? Le laisse-t-on pleurer ? Grave question que connaissent bien les parents. Mais de leur réponse va dépendre la suite…

Les personnes au contact des enfants, les assistantes maternelles, les assistantes sociales, pourraient signaler ceux qui semblent montrer des problèmes. Mais si tous les auteurs de faits graves dans les rixes ont eu des problèmes familiaux très tôt dans leur enfance, l’inverse n’est pas vrai : tous les enfants qui vivent des situations difficiles dans leur famille ne deviennent pas délinquants. Pour certains enseignants ou intervenants, “signaler” un problème chez un enfant reviendrait donc à dénoncer un délinquant avant même qu’il ait commis le moindre délit, si tant est qu’un jour il en commette un…

Pourtant on sent bien qu’on touche là au nœud du problème et de sa solution. L’adolescence ne fait que révéler les traumatismes des premières années.

Comme ces problèmes sont d’origine familiale, les parents ne sont pas forcément les mieux placés pour les déceler ni les corriger ! C’est pourquoi une collaboration plus étroite entre les enseignants, les psychologues, la police et les acteurs locaux permettrait de soigner le mal à la racine en instaurant un véritable suivi des enfants. Malheureusement, la communication entre les différents acteurs est difficile.

Conclusion

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Le phénomène des rixes a une base psychologique qui se constitue dans la petite enfance et qui explose à l’adolescence quand la fonction narcissique propre à cette époque de la vie met l’enfant face à ses multiples échecs et le pousse à rechercher une valorisation personnelle dans la destruction de l’autre. Ces difficultés de l’enfance ont le plus souvent une origine sociale : structure familiale instable, échec scolaire, enfermement dans un même quartier, manque de distractions extérieures, exposition à la violence des écrans hors du contrôle des adultes. De sorte que le phénomène ne peut être enrayé que si on le traite “par les deux bouts” : par le suivi individuel des petits enfants, et par l’amélioration de la vie des habitants des quartiers. Sans oublier une action au niveau international pour réguler Internet et spécialement les réseaux sociaux.

Tout n’est sans doute pas perdu si l’on sait garder un œil sur les adolescents et les accompagner. Il est en effet important que les meneurs ne trouvent plus personne à entraîner dans leur folie. Moins ils seront suivis, moins ils seront prompts à passer à l’action. Car c’est le nombre qui leur donne le courage d’accomplir des actes monstrueux. Et le meilleur remède, on l’a vu, est d’inciter les jeunes à voyager, physiquement ou par l’esprit. fin

Envole-moi

Quelle meilleure conclusion que celle de Jean-Jacques Goldman dans sa chanson “Envole-moi“ sur les jeunes des cités.

Minuit se lève en haut des tours

Les voix se taisent et tout devient aveugle et sourd

La nuit camoufle pour quelques heures

La zone sale et les épaves et la laideur

J’ai pas choisi de naître ici

Entre l’ignorance et la violence et l’ennui

J’m’en sortirai, j’me le promets

Et s’il le faut, j’emploierai des moyens légaux
Envole-moi, envole-moi, envole-moi

Loin de cette fatalité qui colle à ma peau

Envole-moi, envole-moi

Remplis ma tête d’autres horizons, d’autres mots

Envole-moi
Pas de question ni rébellion

Règles du jeu fixées mais les dés sont pipés

L’hiver est glace, l’été est feu

Ici, y’a jamais de saison pour être mieux

J’ai pas choisi de vivre ici

Entre la soumission, la peur ou l’abandon

J’m’en sortirai, je te le jure

À coup de livres, je franchirai tous ces murs
Envole-moi, envole-moi, envole-moi

Loin de cette fatalité qui colle à ma peau

Envole-moi, envole-moi

Remplis ma tête d’autres horizons, d’autres mots

Envole-moi
[Bis]
Me laisse pas là, emmène-moi, envole-moi

Croiser d’autres yeux qui ne se résignent pas

Envole-moi, tire-moi de là

Montre-moi ces autres vies que je ne sais pas

Envole-moi
Envole-moi, envole-moi, envole-moi

Regarde-moi bien, je ne leur ressemble pas

Me laisse pas là, envole-moi

Avec ou sans toi, je n’finirai pas comme ça

Envole-moi
Envole-moi, envole-moi, envole-moi

Envole-moi

Paroles de Envole‐moi © Goldman Jean Jacques

Tous les audios de cet article sont regroupés en une playlist ici :

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Notes

[1La présente étude a été réalisée à partir de témoignages recueillis auprès de victimes d’agression, de parents de victimes, de responsables d’associations, d’enseignants et d’élus.

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PUBLIÉ LE : 12 novembre 2022 | MIS À JOUR LE : 8 mai 2023
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Paroles croisées sur l’emprisonnement et ses conséquences

Constatant aujourd’hui, dans l’esprit de beaucoup de jeunes, la banalisation de l’incarcération, le Service Jeunesse de Villiers-sur-Marne dans le Val-de-Marne, l’Escale, a lancé une opération appelée « Double peine » pour sensibiliser ces jeunes aux nombreux dommages que cause l’incarcération à leur famille et bien sûr à eux-mêmes, au-delà du séjour en prison proprement dit. Un des volets de cette opération est un recueil de témoignages destiné à écouter la souffrance de ceux qui ont eux-mêmes connu l’incarcération ou subi celle d’un enfant, d’un compagnon, d’un frère, d’un ami. C’est cette tâche qui m’a été confiée.

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De quoi le graffiti est-il la religion ?

Tout au long de l’été, j’ai publié en feuilleton, à raison d’une publication par semaine, le samedi, les différents chapitres de mon livre « De quoi le graffiti est-il la religion ? ». Dans cet essai je cherche à mettre en valeur les aspects religieux qu’on peut déceler dans cet art de rue très populaire. Longtemps considéré comme dégradation de l’espace public, il est aujourd’hui courtisé par les municipalités et affole le marché de l’art. Mais quel message caché véhicule-t-il ?

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Les domaines

Spiritualité

La spiritualité d’aujourd’hui est éclatée en une multitude de croyances et de pratiques, au point que les individus se réfugient de plus en plus dans le culte de leur ego, seul dieu crédible à leurs yeux.

Science

Depuis qu’ils ont découvert que l’atome n’expliquait que 10% de la matière, les scientifiques développent toutes sortes d’hypothèses qui, au lieu d’expliquer le monde, le rendent plus inintelligible.

Psychologie

Si le divin ne nous apparaît plus quand on regarde vers le ciel, peut-être est-il en nous, dans les méandres secrets de notre inconscient, là où le phénomène le plus mystérieux de la nature, l’esprit, prend sa source.

Histoire

Plus la recherche avance, plus les mystères de notre origine et de notre lointain passé s’épaississent. Nos certitudes sur les premiers hommes, sur les cultes anciens, sur les premières civilisations font place à des interrogations profondes et sans réponse.

Société

Depuis l’apparition d’Internet et des réseaux sociaux, la société connaît de profonds bouleversements qui touchent notre perception du monde et nos relations aux autres tandis que la domination de l’économie nous réduit à de simples consommateurs.

Sport

Le sport n’a jamais occupé autant de place dans nos vies qu’à l’époque moderne. Il exprime tout à la fois le besoin de performance, de cohésion sociale et une quête de santé dans un monde en proie à la malbouffe et la pollution.

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